Actualites - 2020 - Chronique 5

Chronique №5
Peut-on vouloir plus de vide sur la toile?
Jean-Michel Basquiat (1960 - 1988) / Lateral view, 1982

J’ai rencontré l’artiste Myriam Baudin à la galerie en novembre 2015, quelques jours après les attentats qui avaient frappé Paris, les jours n’étaient alors qu’une même nuit...

Cette brutale tragédie nous laissait dans une véritable sidération. Nous étions installés rue de Turenne à l’époque, proches des cibles de l’horreur, les rues étaient désertes, le vide était partout...


Lorsque Myriam est entrée dans la galerie, nous avons échangé sur le sens des choses et de la vie. Et l’artiste étant particulièrement solaire, cette rencontre contrastait d’autant plus avec le moment dans lequel elle s’inscrivait, il y avait du sens et de la douceur; dehors tout n’était que violence et incompréhension....


Myriam Baudin parlait de son travail avec simplicité, conscience, sans apparat, ni séduction, ni surenchère, elle faisait défiler les photos de ses peintures surréalistes et d’influence pop, ambivalentes, inquiétantes, féministes, affirmées, violentes parfois... et nous partagions nos émotions sur son travail et sur cette tragédie collective que nous vivions.


Nous nous sommes croisées quelques fois ensuite; mais notre dernière rencontre - très récente - s’est à son tour inscrite dans un nouveau drame collectif.

Une rencontre de hasard - au détour d’une rue du Marais - mais qui faisait un tel écho avec nos réflexions du moment qu’il est définitivement impossible que le hasard existe.

Toutes deux fraîchement sorties du confinement avons repris un échange personnel déclenché par cette nouvelle sidération. Ces moments de vérité sont le triste avantage que procurent ces situations qui n’épargnent personne dans leur bouleversement. La complicité sincère des rescapées.


Durant ces derniers mois qui avaient précipité bien des choses, des prises de conscience, des décisions et autres réflexions, Myriam regardait sa peinture avec l’œil nouveau, fruit du chamboulement de cette révolution planétaire.

Une urgence d’introspection artistique prenait le pas sur des réflexions plus lointaines, un besoin de faire le vide, de se centrer sur l’Essence de son expression : le sens et la raison de ce que l’on veut dire sans détour, pour cela il faut aller chercher tout au fond de soi, sans peur...

Bref l’Essentiel comme outil d’une créativité sans subterfuge...


Quel dilemme chez l’artiste que celui de l’évolution!

Voici le sens de cet échange avec Myriam Baudin, il y a toujours la crainte que le travail ne devienne du confort. Confort de s’installer trop facilement dans ce qui « marche » pour oublier le moteur initial, celui de la création comme expression vitale de ce que l’on est.

L’embourgeoisement de l’artiste est la menace que redoute Myriam, celle d’opérer en terrain connu, sécurisant, et d’en oublier l’Essence : cette force de vérité qui nous constitue. Le confort comme ennemi de l’inspiration face à la peur de décevoir si l’on prend trop de risque.


Pour Myriam, la nécessité viscérale qui s’impose alors est celle de l’épure.

Cette période nous a montré combien nous nous sommes enfermés, des décennies durant, dans l’illusion de nos besoins toujours plus nombreux et insatisfaits. Une frustration de l’accumulation alors que le triste avantage de cette crise sanitaire a été de désigner les besoins réels, ceux qui nous font « exister » au sens philosophique, c’est à dire dans notre pleine conscience et présence, et il s’est avéré que ces besoins réels étaient fort peu nombreux mais ô combien nourrissants.

Dès lors l’envie de s’alléger pour être au cœur de la vie prend toute sa dimension.

La surface de la toile doit se décharger du trop.

Le remplissage doit laisser la place au vide.

Ce vide qui se matérialise non pas comme un néant mais comme un libre cours, une indépendance face à ce que les autres attendraient de soi, un affranchissement de tout ce qui a déjà été dit pour éviter de le redire encore, ce vide qui devient terrain de partage. Car l’expression d’un artiste ne prend du sens que lorsqu’elle est regardée, palpée, intériorisée par le spectateur. Une œuvre est toujours un dialogue avec son public.

Dès lors l’ambition de Myriam n’est plus d’occuper tout le champ. Cette période inédite et intense que nous vivons lui suggère d’inviter davantage le spectateur à ressentir, projeter sur la surface. Bref offrir au public le cadeau de l’essentiel sur la toile et lui proposer le vide autour comme terrain de jeu de son interprétation.


Voilà ce que ce virus pourrait changer dans l’art....

Nous cherchions vainement, avant, à nous déposséder du plastique, des transports polluants, de l’accumulation, de la sur-consommation, de tout ce qui un jour détruirait l’homme. Ce virus nous a montré que ce jour pouvait arriver plus vite que prévu et sous une autre forme, moins spectaculaire mais plus conscientisante.

Dès lors nous apprendrions à nous libérer du superflu, et l’artiste viendrait nous offrir le vide pour nous inspirer de construire autrement... à l’image de nos consciences déchargées de nos croyances.

C’est une nouvelle révolution de l’histoire de l’art et de l’Histoire au sens large.

Au début des années 60, Roy Lichtenstein utilisait son point de trame pour incarner l’idée de l’industriel : son art reproduisait symboliquement cette société de consommation dans laquelle nous entrions à grand pas, Warhol reproduisait en 1962 des Mao à l’infini pour dénoncer la propagande communiste certes mais aussi parce que le nouveau langage était celui de la multiplication des images à l’instar de la publicité. Mel Ramos déshabillait des femmes pour mieux les vêtir de Logos publicitaires... le pop Art était né, l’imagerie populaire déclenchée par la publicité habitait progressivement nos inconscients comme la nouvelle norme. La consommation.

Des images, des slogans, voilà ce qui a inspiré et décomplexé les artistes jusqu’à aujourd’hui. L’âme du pop art comme inspiration majeure des artistes contemporains et encore maintenant.

Mais comme après chaque crise historique vient le moment de se questionner sur ce que va vouloir projeter fondamentalement l’Art, et après ces années d’accumulations et de saturations d’images et de consommation, l’épure viendrait chasser tout cela comme le figuratif pop a pu chasser l’expressionnisme abstrait? Après cette course effrénée, cette accélération sans limite, nos artistes pourraient-ils simplement souhaiter faire le vide?


Texte Nadège Buffe


Photo « Rampe de lancement » 2020, Myriam Baudin


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